Un article paru dans le journal « Le Monde » daté du 18 mai 2013…
Le courage politique, une vertu hier célébrée dont on se méfie à présent
Salman Rushdie, écrivain
» Il nous paraît plus facile, en ces temps troublés, d’admirer la bravoure physique plutôt que le courage moral. Qu’un homme coiffé d’un chapeau de cow-boy enjambe une barrière pour venir en aide aux victimes des attentats de Boston tandis que d’autres prennent la fuite, et nous saluons son courage. Il nous est plus difficile de considérer les responsables politiques, hormis Nelson Mandela et Aung San Suu Kyi, comme des gens courageux. Peut-être en avons-nous trop vu, et sommes-nous poussés au cynisme par les inévitables compromis du pouvoir. Il n’y a plus de Gandhi ni de Lincoln.
Ce qui est encore plus étrange, c’est que nous sommes devenus méfiants à l’égard de ceux qui s’élèvent contre les abus de pouvoir ou le dogmatisme. Il n’en a pas toujours été ainsi. Les écrivains et les intellectuels qui se sont opposés au communisme tels Alexandre Soljenitsyne et Andreï Sakharov bénéficiaient d’une très grande estime en raison de leurs prises de position. Le poète Ossip Mandelstam était admiré pour son épigramme sur Staline de 1933 dans laquelle il décrit le redoutable dirigeant dans des termes intrépides : « Quand sa moustache rit, on dirait des cafards. » Le poème lui avait valu d’être arrêté pour finalement mourir dans un camp de travail soviétique.
Aussi récemment qu’en 1989, l’image d’un homme défiant les chars de la place Tiananmen, avec à la main deux sacs à provisions, est devenue, presque instantanément, un symbole international du courage. Ensuite, il semble que les choses aient changé. « L’homme au char » a été oublié en Chine, et les manifestants favorables à la démocratie, y compris ceux qui sont morts au cours des massacres des 3 et 4 juin 1989, ont été dénoncés par les autorités chinoises comme des contre-révolutionnaires.
Cette bataille de réinterprétation est toujours à l’oeuvre et elle brouille la compréhension que nous avons de la manière dont les gens « courageux » devraient être jugés. C’est ainsi que les autorités chinoises traitent les plus connus de leurs opposants. L’usage d’accusations de « subversion » contre l’écrivain Liu Xiaobo et de supposée fraude fiscale contre l’artiste Ai Weiwei sont des tentatives délibérées d’effacer aux yeux du public leur courage pour en faire des criminels.
En Russie, l’influence de l’Eglise orthodoxe est telle que les membres du groupe Pussy Riot incarcérés sont généralement considérés comme des fauteurs de troubles immoraux parce que ces femmes ont tenu leur fameuse protestation dans des lieux appartenant à l’Eglise. Leur point de vue, selon lequel les dirigeants de l’Eglise orthodoxe russe sont trop proches du président Vladimir Poutine pour des raisons d’intérêt, a été perdu de vue par leurs nombreux détracteurs et leur acte n’est pas perçu comme courageux, mais comme déplacé.
Il y a deux ans au Pakistan, l’ancien gouverneur du Punjab, Salman Taseer, a pris la défense d’une chrétienne, Asia Bibi, condamnée à tort à la peine capitale en vertu de la dure loi du pays en matière de blasphème. Pour cette raison, il a été assassiné par un de ses gardes du corps. Cet homme, Mumtaz Qadri, a été acclamé et couvert de pétales de roses à son arrivée au tribunal. Quant à Salman Taseer, il a été très critiqué, et l’opinion publique s’est retournée contre lui.
En février 2012, un journaliste et poète saoudien, Hamza Kashgari, a publié trois tweets sur le prophète Mahomet. Hamza Kashgari a plus tard affirmé qu’il « réclamait son droit » à penser et à s’exprimer librement. Il a reçu peu de soutien, a été condamné comme apostat, et plusieurs voix se sont élevées pour réclamer son exécution. Il est toujours en prison.
Les écrivains et les intellectuels des Lumières en France ont aussi défié l’orthodoxie religieuse de leur temps et ont ainsi créé le concept moderne de liberté de pensée. Voltaire, Diderot, Rousseau et encore bien d’autres sont pour nous des héros intellectuels. Malheureusement, peu de gens dans le monde musulman diraient la même chose d’ Hamza Kashgari.
Cette idée nouvelle, selon laquelle les écrivains, les universitaires et les artistes qui luttent contre l’orthodoxie et l’intolérance sont à blâmer, parce qu’ils troublent inutilement les gens, se répand à toute vitesse même dans des pays comme l’Inde qui pouvait pourtant s’enorgueillir autrefois de la liberté qui y régnait.
Au cours de ces dernières années, le grand maître de la peinture indienne, Maqbool Fida Husain, a été contraint de s’exiler à Dubaï, puis à Londres, où il est mort. On lui reprochait d’avoir représenté nue la déesse hindoue Saraswati (alors qu’un examen même superficiel des sculptures hindoues anciennes montre que si elle est souvent adorée couverte de bijoux et de parures, elle n’en est pas moins souvent dévêtue).
Le célèbre roman de Rohinton Mistry, Un si long voyage (Livre de poche, 2003), a été retiré du programme de l’université de Bombay parce que des extrémistes locaux réprouvaient son contenu. Ashis Nandy, un universitaire, a été attaqué pour avoir exprimé des opinions peu orthodoxes sur la corruption des classes inférieures. Et dans chacun de ces cas, l’opinion officielle, qui semblait recueillir l’accord de nombreux commentateurs et d’une part importante de l’opinion publique, était qu’au fond ces artistes et ces universitaires étaient responsables des ennuis qu’ils s’étaient attirés. Ceux qui autrefois, à d’autres époques, auraient été célébrés pour leur originalité et leur indépendance d’esprit, s’entendent de plus en plus dire « Assieds-toi, tu vas faire chavirer la barque ».
C’est une triste époque pour ceux qui croient au droit qu’ont les artistes, les intellectuels et les citoyens ordinaires et opprimés de repousser les limites de la liberté, de prendre des risques, et ainsi, parfois, de changer la manière dont nous voyons le monde.
Il n’y a rien d’autre à faire que de continuer à affirmer l’importance de cette forme de courage et de tenter de s’assurer que les victimes de la répression, Ai Weiwei, les membres des Pussy Riot, Hamza Kashgari, sont considérés pour ce qu’ils sont : des hommes et des femmes en première ligne du combat pour la liberté. Comment y parvenir ? Signez les pétitions contre la manière dont on les traite, prenez part aux mouvements de protestation. Prenez la parole. Chaque initiative aussi petite soit-elle a son importance. »
(Traduit de l’anglais par Gérard Meudal.)